Adrien Adolphe Bonnefoy
Adrien Adolphe Bonnefoy
Paris 1855 – Neuilly-sur-Seine 1912
Salammbô invoquant Tanit, la déesse lune
Huile sur toile.
Signé et daté Adrien Bonnefoy - 1881 en bas à droite.
59,5 x 73,2 cm
Exposition
Salon des artistes français, 1881, n° 241
Bibliographie
Gilles Soubigou, « Multiples Salammbô, réception et interprétation du roman de Flaubert dans les arts visuels », dans Salammbô dans les arts, La Revue des lettres moderne/ Gustave Flaubert no 8, sous la direction de Gisèle Séginger, 2016, Paris, Lettres Modernes Minard, p. 39, comme non localisé.
Dans cette extraordinaire scène nocturne, Bonnefoy représente l’héroïne du chef d’oeuvre de Gustave Flaubert, Salammbô qui dans le troisième chapitre du roman, est montée sur le toit du palais pour invoquer Tanit, la lune, « reine des choses humides ». Derrière elle, dans l’embrasure de la porte, son esclaveTaanach joue du nebal.
Gustave Flaubert publie Salammbô en 1862 chez Michel Levy frères après y avoir travaillé pendant plusieurs années et avoir pris des renseignements étayés auprès de l’archéologue Félicien de Saulcy, dans ses nombreuses lectures, et surtout après un voyage en Tunisie en 1858. Il en revient épuisé mais reprend la rédaction de son roman « avec fureur ». L’ouvrage traite de la guerre des Mercenaires au IIIe siècle, qui opposa Carthage aux mêmes barbares mercenaires qu’elle avait employé pendant la première guerre punique. Le roman connaît un succès immédiat et considérable mais Flaubert refuse catégoriquement de le faire illustrer, au désespoir de son éditeur. « Jamais moi vivant on ne m’illustrera parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessins…une femme dessinée ressemble à une femme voilà tout » écrit-il à son notaire Ernest Duplan le 12 juin 1862, puis fustigeant le « coco » ou le « pignouf » qui oserait « démolir son rêve par sa précision inepte » auprès de Jules Duplan le 24 juin. Ce n’est qu’un an avant sa mort, en 1879, que paraîtra une édition illustrée par Pierre Vidal. L’écriture visuelle, coloriste, matiériste de l’auteur sera, malgré la réticence de l’auteur à être mis en image, une source d’inspiration pour les artistes peintres et sculpteurs, comme son caractère acoustique et sonore le sera pour les compositeurs. Leconte de Lisle félicite ainsi l’auteur à la sortie du roman : « Tu es un poète et un peintre comme il y en a peu. » Commentaire semblable de la part du peintre Eugène Fromentin « Vous êtes un grand peintre, mon cher ami, mieux que cela, un grand visionnaire ! »
L’érotisme noir du roman, son orientalisme farouche qui mêle le raffinement à la cruauté, la beauté à l’horreur, ne manqueront pas d’inspirer un grand nombre d’artistes particulièrement à partir du dernier quart du XIXe siècle. Salammbô incarne le type de la femme fatale, à l’image de Judith ou de Salomé et inspire aux peintres de nombreuses œuvres d’un symbolisme teinté d’une passion pour l’archéologie propre à la seconde partie du XIXe siècle.
Adrien Adolphe Bonnefoy n’est aujourd’hui pas très connu. Il fut un élève de Jean Paul Laurens et participa à divers Salons. L’étude des peintres qui ont représenté Salammbô montre qu’il est le premier peintre à se saisir du sujet de Salammbô, non pour peindre une image érotisée de l’héroïne dans la ligne directe de La Naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel, comme l’ont fait Alexandre Albert de Cetner en 1875 et Gabriel Ferrier en 1880, mais plutôt pour en tirer un sujet d’histoire nouveau et original. En effet, bien qu’ayant choisi de peindre Salammbô en pleine adoration de la lune, l’artiste se concentre moins sur l’érotisme de la figure féminine que sur son environnement et les détails archéologiques ainsi que sur l’effet global produit par une composition spectaculaire. Le caractère théâtral, déclamatoire du sujet choisi – la fille d’Hamilcar s’adressant à la lune – est accentué par l’aspect scénique du palais. Bonnefoy se montre fidèle à la description de l’auteur : les toits en terrasse du palais, le lit d’ivoire sur la terrasse, les peaux d’animaux, la tunique frémissante de Salammbô, les cassolettes remplies d’encens et au loin, sur les toits de la ville les fumée de sacrifice brulant encore. Il est assez remarquable que ce peintre de 26 ans, peu connu, soit aller puiser chez Flaubert une scène remarquable et sensationnelle se libérant ainsi des sources traditionnelles de la peinture d’histoire et du poids de l’idéal raphaelo-ingresque.
Bonnefoy ne se situe pas encore dans la mode des sujets barbares, à la fois archéologiques et sanglants, à la suite de Jean Léon Gérôme et Jean Paul Laurens qui pratiquent parfois une sorte d’alliance contre-nature entre la peinture d’histoire et le romantisme noir. Mais il est assez remarquable que ce jeune peintre de 26 ans soit le premier à s’être emparé de l’oeuvre de Flaubert pour une peinture d’histoire. Il n’eut pas beaucoup de succès et ne parait pas tellement commenté dans les livrets de Salons. C’était peut-être trop tôt : quatre ans plus tard, une oeuvre de Jean-Paul Sinibaldi, peintre de genre élève de Cabanel, représentant le même passage, connut un bien meilleur destin. Exposée à Paris en 1885 puis à Chicago en 1893, elle fut intégrée au décor du château de La Tour à Neuville sur Ain (volée). Elle est assez proche de celle de Bonnefoy bien que dans l’autre direction et d’une atmosphère plus crépusculaire que nocturne ; Sinibaldi connaissait-il la toile de Bonnefoy ?