Paul Gauguin
Paul Gauguin
Paris 1848 - Îles Marquises 1903
Recto: Two Leopards and a Sleeping Tahitian Woman; verso: Profile Self Portrait with Studies of Two Women in Breton Costumes | Recto : Deux léopards et une Tahitienne endormie; verso : Autoportrait en profil avec deux études de femmes en costumes breton
Aquarelle et plume et encre brune (recto) ; pierre noire ou graphite (verso)
Numéroté 46 au crayon en haut à droite
178 x 273 mm (10 5/8 x 7 in.)
Provenance
Cachet P.G. (L. 2078) au recto et au verso, probablement apposé par Paco Durrio ; probablement Leicester Gallery, Londres, 1931 ; d'après des informations orales données par le précédent propriétaire, le dessin a été acheté par M. T. Holden Sr. à Mme T. Holden, Portland, Maine, États-Unis, en 1959 ; collection Holden, aux héritiers par succession.
Exposition
Paris, Société du Salon d'Automne, octobre-novembre 1906, probablement l'un des Trois albums avec croquis répertoriés comme appartenant à Paco Durrio, n° 155 ; probablement Londres, Leicester Gallery, An Exhibition of the Durrio Collection of Works by Paul Gauguin, mai-juin 1931, peut-être dans le n° 37, Feuilles d'études de figures et d'animaux, aquarelle et plume, ou le n° 57, Esquisses et projets de tableaux (dessin).
Bibliographie
Lee van Dovski (Walter Lewandowski), Gauguin. The Truth, Londres, Macmillan, 1961 (d'abord publié en Allemagne en 1959), p. 190 (illustration au verso, la tête de profil étant identifiée comme un autoportrait). Certificat de l'institut Wildenstein garantissant que Guy Wildenstein et le Comité Gauguin incluront ce dessin dans le catalogue raisonné de l'œuvre de Gauguin.
Cette fascinante aquarelle de Gauguin est particulièrement importante par sa qualité picturale, son sujet et son coloris éclatant. Elle apporte un témoignage intéressant quant à l'usage que faisait Gauguin de ses dessins et l'importance des carnets dans son processus créatif.
Les dimensions de la feuille (178 x 273 mm), le papier vélin utilisé et le tampon PG relient clairement ce dessin à un groupe de feuilles indépendamment réapparues et provenant de l'un des carnets les plus fascinants de l'artiste. D'autres pages sont conservées dans différents endroits : Tahitienne assise (recto), Étude de coq (verso) à l'Art Institute de Chicago[1], Trois études de têtes au Chrysler Museum of Art[2] et Une Tahitienne avec des études partielles de la mise au tombeau et du Christ allongé, chez Jean-Luc Baroni, Colnaghi, en 2000[3]. Récemment, une Tahitienne assise sur le sol en rapport avec le grand tableau Nave Nave Mahana (1896, Musée des beaux-arts de Lyon) est passée en vente[4]. Toutes ces feuilles seront incluses dans le prochain volume du catalogue raisonné de Gauguin, en cours d'écriture par l'institut Wildenstein. L'album dont elles sont issues n'a pas encore reçu de nom.
L'aquarelle spectaculaire au recto de la feuille étudiée ici et les diverses esquisses du verso peuvent toutes être reliées à des œuvres et des événements de la période à partir de 1888. Démêler l'écheveau des références dans les carnets de Gauguin comme proposer des datations peut s'avérer extrêmement compliqué ; l'artiste en utilisait plusieurs en même temps et passait de l'un à l'autre, retournant souvent à des pages déjà dessinées afin de continuer à y développer des idées.
À ce jour, cinq carnets de Gauguin ont été identifiés : le Nationalmuseum de Stockholm, la National Gallery of Art de Washington, l'Israel Museum de Jérusalem en possèdent un chacun et le musée du Louvre en conserve deux[5]. Sept carnets non reliés ont aussi été identifiés et il apparaît évident que cette méthode de conserver des annotations visuelles est un élément essentiel dans le processus créatif de Gauguin, un aspect crucial et stimulant de sa production.
Ces annotations sont cependant rarement aussi élaborées et colorées que celles du recto de cette feuille, pour laquelle d'intéressants rapports avec des détails biographiques et iconographiques peuvent être établis. En premier lieu, les léopards qui surveillent une femme endormie ont été dessinés à partir d'esquisses exécutées à la Grande Ménagerie des Indes. Cette attraction s'était installée à Arles le 2 décembre 1888 alors que Gauguin y séjournait, installé dans la Maison Jaune où il vécut et travailla avec Van Gogh pendant quelques semaines d'une intensité explosive[6]. Ensuite, un rapport mystérieux ne peut manquer d'être établi entre cette page d'album et l'étude d'une femme et d'un renard[7], préparatoire à La Perte du pucelage de 1890-1891, dans laquelle posait Juliette Huet, une jeune lavandière devenue le modèle et la maîtresse de Gauguin à Paris[8]. On trouve dans les deux œuvres l'usage similaire de lignes sinueuses, des éléments de paysage semblables ainsi qu'une sensation commune de férocité latente. Mais la jeune femme de notre étude est manifestement une Tahitienne, ce qui conduit à penser que Gauguin a pu retravailler la page et redessiner les léopards après son arrivée en Polynésie. Le fait que Gauguin ait encore réutilisé ce carnet lors de son second séjour en Polynésie est établi par la relation entre Nave Nave Mahana de Lyon et, d'une part, le dessin passé chez Sotheby's en 2017, d'autre part, le verso du dessin Colnaghi. Celui-ci représente en effet des panthères, très proches de nos léopards, ainsi qu'un garçon mangeant un fruit, préparatoire, que l'on retrouve au premier plan dans le tableau de Lyon. Les fils reliant entre eux ces divers éléments sont très représentatifs de la fluidité avec laquelle Gauguin passe et revient d'une idée à l'autre, établissant des correspondances intenses entre images et souvenirs.
Les études portées au verso ont été décrites et étudiées en 1961, interprétées comme un autoportrait de profil et des études de Bretonnes. Le profil peut être en effet comparé avec l'autoportrait de Gauguin dédicacé « à l'ami Daniel » de 1896 (musée d'Orsay) mais date peut-être de quelques années avant. Il rappelle en effet par la brièveté de son trait le profil d'Émile Bernard esquissé par Gauguin dans le fond de son autoportrait Les Misérables (1888, musée Van Gogh). Les Bretonnes quant à elles, avec leurs coiffes de lin et leurs larges cols, rappellent tout à fait les figures de l'arrière-plan dans Vision après le sermon (septembre 1888, National Gallery of Scotland).
D'autres pages provenant du même album ont apparu sur le marché, mais aucune n'est aussi vibrante et picturale que celle présentée ici. Elles comportent des études de scènes bretonnes, de gens, de maisons, d'animaux domestiques. Ce dessin, cependant, avec son association d'éléments bretons et d'éléments tahitiens, présente l'intérêt particulier de montrer de quelle façon Gauguin a continué à revenir à ce carnet pendant toute une longue période de temps et malgré une grande distance parcourue. Cette fluidité des idées pose toutefois un problème pour la datation des feuilles d'albums.
Toutes les pages d'albums qui portent le cachet PG ont été identifiées comme faisant autrefois partie de la collection du sculpteur et céramiste espagnol Francesco Durrio Y Madron (1875-1940), dit Paco Durrio, grand admirateur et ami de Gauguin. On sait que Durrio a reçu des feuilles de la main de Gauguin, probablement en don, bien que ce ne soit pas complètement clair. On ignore également à quel moment les albums ont été démembrés. Il est en revanche établi que Durrio avait bien trois albums qu'il a prêtés avec d'autres œuvres, lors d'une exposition au Salon d'Automne en 1906, puisqu'ils sont mentionnés dans le catalogue de l'exposition. Les autres feuilles qui proviennent de la collection Durrio mesurent soit 211 x 200 mm, soit 158 x 118 mm, soit, comme la nôtre, 178 x 273 mm. Il semble que ce soit Durrio qui ait apposé le cachet PG. Contenant des éléments polynésiens, les carnets ont donc soit été remis par Gauguin entre ses deux voyages en Polynésie, soit envoyés depuis la Polynésie. Puisque Durrio possédait la feuille, autrefois chez Colnaghi, en rapport avec Nave Nave Mahana, il est vraisemblable que le carnet a été envoyé de Polynésie pendant le second séjour de l'artiste. À moins que Gauguin n'ait utilisé, pour la réalisation du tableau de 1896, des éléments dessinés antérieurement dans ce carnet qu'il aurait pu dès lors laisser à Durrio avant son départ. C'est une hypothèse tout aussi plausible, étant donné le système de correspondances complexes qui traverse son œuvre[9].
[1] Pierre noire, numéroté 1 en haut à gauche, Inv. 1943.521 R/V.
[2] Pierre noire, numéroté 5 en haut à gauche, Inv. 50.48.68.
[3] Colnaghi, An exhibition of Master Drawings, New York et Londres, 2000, cat. 56, numéroté 63 en haut à droite.
[4] Sotheby's New York, 15 novembre 2017, lot 14, aquarelle et crayon sur papier, 274 x 178 mm, cachet PG.
[5] Le carnet de Stockholm, constitué de plusieurs feuilles mesurant 234 x 297 mm ; le carnet Armand Hammer, aujourd'hui à Washington, de fabrication industrielle, papier vélin de comptabilité, 165 x 110 mm ; le carnet Huyghe, livre de comptes (avec les études d'animaux de la ménagerie d'Arles de 1888), 170 x 105 mm ; au musée du Louvre (dépôt du musée d'Orsay), l'album Briant (RF 30 273, 340 x 224 mm) et l'album Walter,153 x 94 mm, de papier comptable de qualité médiocre ; un autre carnet au Louvre (Inv. RF 29877) est constitué de plusieurs feuilles assorties provenant de différents carnets. Deux des carnets démembrés identifiés sont le carnet dit « carnet de la Martinique » dont Paco Durrio possédait un certain nombre de pages, mesurant 269 x 204 mm, et le petit carnet de Tahiti démembré et éparpillé en 1954, dont les pages mesurent 107 x 67 mm.
[6] Extrait de Martin Gayford, The Yellow House, Van Gogh, Gauguin and Nine Turbulent Weeks in Arles, Londres, 2006, p. 219-220 : « Among the attractions were 'lions, lionesses, lion cubs, tigers, leopards, panthers, cougars, pumas, polar bears, hyenas, lamas, zebras, snakes, elephants and monkeys' [...] Gauguin filled twelve pages of his sketchbook with drawings of lions, lionesses and elephants presumably during the day, when the animals were not being put through these preposterous routines. But the evening performances also left a deep impression on his memory. He wrote of the circus three times – in his memoirs, Avant et après ; in a newspaper he produced and wrote in Tahiti in 1899 (it never had more than 309 readers) ; and in a short story which mingled, as in a dream, all manner of events and people from Gauguin's live in Arles. » Sur cette feuille, les animaux ont de grosses têtes et des jambes puissantes, ce en quoi ils ressemblent à des lionnes. Peut-être Gauguin a-t-il en effet d'abord dessiné des lionnes, qu'il a plus tard transformées en léopards pour les qualités décoratives de ceux-ci.
[7] Cette étude a été offerte par Gauguin à Octave Mirbeau. Elle est aujourd'hui dans une collection privée (316 x 332 mm, craies de couleur sur papier).
[8] Juliette Huet (Huais) qui attendait un enfant fut abandonnée par Gauguin qui partit pour Tahiti en avril 1891. Sa fille, née en août, fut appelée Germaine.
[9] Voir les études académiques publiées en ligne par l'Art Institute de Chicago Gauguin's Paintings, Sculpture and Graphic Works, sous le cat. 38, note 14 et sous les cat. 29 à cat. 38, 3e partie : A Case Study – the So-Called Martinique Sketchbook, section 22.